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Au cours de mes randonnées en montagne, j'ai croisé quelques marcheurs sportifs spécialisés (j'ai parlé des joggers dans un autre article). Equipés (ou plutôt sous-équipés) de manière absurde et dangereuse à mes yeux (runnings style "outdoor" laissant la cheville dégagée, short court ou collant et débardeur, deux bâtons dits de marche, bien souvent tête nue), ils parcourent les sentiers en effectuant des performances à couper le souffle pour tout marcheur ordinaire.
Hier, sur les pentes du Pic Tarbésou, j'ai osé adresser la parole à l'un d'eux, pour un banal "bonjour il fait beau", ajoutant - ce qu'il a pu prendre pour un jugement : "vous marchez vite" ! Sa réponse m'a beaucoup fait réfléchir, exhalée dans le prolongement d'une expiration sans briser la foulée : "Oui, ça fait du bien". Il ne parlait évidemment ni de la montagne, ni du temps qu'il faisait, mais de son rapport au geste de la marche, accompli pour lui-même... et surtout, j'ai compris qu'il ne fallait pas qu'il s'arrête.

Le sport et la danse
Faire du sport, c'est pratiquer un exercice physique pour lui-même, en le déconnectant de ses finalités extérieures - en le désindicialisant - de telle sorte que la personne qui le pratique en ressente un plaisir lié à l'effort et que ceux qui en sont témoins le contemplent avec une forme d'admiration. Pris de ce point de vue, le sport a bien des points communs avec la danse.
Mais à la différence de la danse, qui elle aussi procède à cette désindicialisation, qui elle aussi produit du plaisir, qui elle aussi se donne à voir, le sport érige un exercice physique en sa propre norme : l'aspect quantitatif et relatif lui est consubstantiel. La performance mesurable (qu'il s'agisse d'une mesure relative à soi-même ou à d'autres auquel cas on parle de compétition) est toujours présente dans le sport. Même si la danse requiert bien souvent des capacités physiques qui en remontreraient à plus d'un "sportif", cette dimension de mesure quantitative lui est étrangère, et lui serait nuisible puisqu'elle l'instrumentaliserait. Ajoutons que l'exercice physique sportif est en général plus spécialisé que l'exercice requis par la danse. La technicité du geste n'y est pas du même ordre ; totalement élargie dans la danse qui révèle des aspects insoupçonnés du corps et qui produit ses règles en même temps qu'elle se développe, cette technicité est davantage restreinte, spécialisée et "formatée" dans le sport : marcher, courir (sur telle ou telle distance), nager (nager telle ou telle nage), pédaler, sauter, lancer, jouer en fonction de telles ou telles règles.... le sport travaille dans un encadrement du corps à la fois plus étroit et plus prévisible que la danse. La danse révèle un corps inouï. Alors que dans le sport le corps s'empare de lui même, la danse désempare le corps et le déroute.

Marcher pour marcher
La randonnée en moyenne montagne, à certains égards, peut donc être considérée comme un sport. Et elle fait l'objet d'une discipline sportive réelle, qui existe, qui a ses adeptes, ses compétitions, ses catégories. Au niveau amateur, dont il est seul question ici, elle demande une préparation physique, un entraînement. Elle se pratique "en y pensant". Elle donne le sentiment à celui qui la pratique de se réapproprier son corps, de s'en emparer.
Elle spécialise et exalte une forme de marche pour elle-même, le randonneur en attend un plaisir lié à l'effort pris en lui-même. Il suffit de consulter les fiches de ce blog pour y constater l'aspect quantitatif, qui n'est pas seulement indicatif du chemin à prendre pour ne pas s'égarer, mais qui est aussi un repère pour une espèce de "performance" : en réeffectuant une randonnée, je peux me rendre compte si je suis plutôt en forme par rapport à ce repère.
C'est également un sport par son aspect technique et formaté. Même si, poussée à l'extrême, cette forme de marche suscite l'admiration, elle n'en reste pas moins une marche, quelque chose de parfaitement connu par ailleurs, de prévisible ; on n'y apprend rien d'absolument nouveau sur le corps. Le corps y est poussé, mis à l'épreuve, hissé à un niveau de technicité absent de la vie ordinaire, mais il n'est pas radicalement mis "hors de lui" comme par la danse.

Marcher pour la montagne
Par d'autres aspects cependant, ce n'est pas du sport. La randonnée est constamment réinvestie par une indexation à autre chose que les gestes qu'elle requiert - c'est la montagne qui en est aussi l'objet. On pratique la randonnée en montagne à la fois pour la marche et pour la montagne. Et ce "pour la montagne" fait qu'on s'embarrasse d'objets plutôt lourds dans le sac dont le marcheur sportif s'allège, jumelles et divers appareils optiques, cartes boussoles et autres outils de navigation, couvertures de survie, pharmacie surabondante, anorak, pull, et "tout ce qui peut servir parce qu'on ne sait jamais". Sans compter le casse-croûte où figure glorieusement ce qu'un sportif évite : jambon salé, oeufs durs, fromage, crème de marrons en tube... allez, on ajoute quand même quelques barres de céréales, mais juste pour les en-cas intermédiaires.
Car il y a autre chose dans ce "pour la montagne" que l'amour des paysages, des fleurs et de la faune sauvage, autre chose que le goût de l'air en altitude et des contrastes entre ombre et lumière, entre chaleur torride et fraîcheur glaciale, entre la brume et le temps clair, autre chose que le ravissement-déception lorsqu'on atteint les névés à la fois immaculés et très sales, autre chose que la montagne offre (et en ce sens elle est peut-être comparable à la mer pour le plaisancier) : c'est une sorte de peur délicieuse, le désir et la crainte conjugués de s'égarer, de rester terrifié sous un orage, une peur vague et passionnante tenant à la présence accablante et exaltante de la nature comme force, une peur à la fois réelle et romancée.

Avec mon interlocuteur spécialisé dans la marche sportive, on n'avait décidément rien à se dire. Sans carte ni boussole, ni fusée de détresse, ni compresses à l'arnica, ni comprimés pour désinfecter l'eau, ni jumelles, ni appareil photo, ni anorak, ni bien entendu de lourd casse-croûte, il a "fait" en une heure une portion de sentier balisé qui pour lui est un aménagement sportif et non une piste aventureuse. Il a "respiré" l'air d'altitude en se disant que c'est bon pour fabriquer des globules rouges, que "ça fait du bien". Dans cet aller-retour éclair où le temps de la montagne ne peut pas se déployer, sauf l'entorse malencontreuse, le claquage ou la crampe, de quoi pouvait-il avoir peur ?

En ligne le 27 juillet 2009
Lire sur un sujet voisin : Jogger et randonneur

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Tag(s) : #Ruminations et varia